Devant Esterly, Bukowski a longuement vomi dans un parking avant de venir lire ses poèmes à un auditoire d'étudiants. Il a gagné la scène avec une Thermos pleine de vodka en confiant à l'auditoire, sur le ton admirable de fourberie des vrais alcoolos : «Ce sont des vitamines C, je dois prendre soin de ma santé.»
Et un petit poème. Et un petit coup de vodka. Et un petit bout de roman, dans ce style si direct et cru qui affole même les adolescents les moins tourmentés. C'était à la California State University : « Elle se jeta sur moi, et j'étais écrasé sous cent dix kilos de quelque chose qui était un peu moins qu'un ange. Sa bouche était au-dessus de moi et elle dégouttait de la bave et sentait l'oignon et le vin fermenté et le sperme de quatre cents mâles. Je lui ai fermé le bec et je l'ai virée. Avant que je bouge, elle était à nouveau sur moi. Elle m'agrippait les couilles avec les deux mains. Sa bouche s'ouvrait, sa tête descendait, elle me l'avait prise. [...] D'énormes bruits de succion résonnaient sur les murs et on entendait Mahler à la radio. Ma queue grossissait, s'empourprait, se couvrait de bave. Je pensais : si j'éjacule, je ne me le pardonnerai jamais...» Le coup de foudre existe chez Bukowski.
La vraie tendresse, qui ne se confond ni avec la volupté ni avec l'amour, on peut la trouver dans la nuit, à l'heure où les néons réchauffent les détresses. Bukowski est l'homme de ces instants et de ces lumières. La crudité de son langage constitue l'ultime clin d'œil du vrai dériveur urbain qui ne veut plus même sauver les apparences. La vie, il connaît : «Ce ne sont pas les grands événements qui envoient un homme à l'asile. La mort, il y est préparé, tout comme le meurtre, l'inceste, le vol, le feu, l'inondation. Non, c'est la succession continuelle des petites tragédies.»
Cet enchaînement d'accrocs qui vous foutent une existence en lambeaux, Bukowski en a eu sa part. Il y a l'enfance à Los Angeles de Charles Bukowski, né en Allemagne. Son père pratique une psychopédagogie fondée sur le maniement du fouet. Bukowski en tire un caractère renfermé, buté, avant de rompre avec son père. A 16 ans, quand on rentre bourré et que l'on gerbe sur la moquette du salon, on supporte difficilement de se faire mettre le nez dans le vomi. Une pêche sur papa Bukowski. Voilà pour le meurtre du père. Survient la fréquentation frénétique des bibliothèques. Lectures anarchiques, écrits à tous crins, et aucune publication. Bukowski laisse tomber la littérature à 25 ans et se tire. Petits boulots. Taules minables. Grosses cuites. Dix ans de maraude de job en job. Une liaison qui lui fait découvrir, enfin, la tendresse. La gueule qu'on supporte un peu mieux dans le miroir quand on se croit aimé. Et enfin, à 35 ans, un avertissement solennel des toubibs de cesser de boire sous peine de mort, une menace si sérieuse que seules des cuites quotidiennes peuvent dissiper l'angoisse.
Bukowski change pourtant de vie. Il trie le courrier la nuit et écrit chaque matin, sur fond de musique classique. Petit à petit, ses poèmes, ses nouvelles sont acceptés par la presse underground. Des éditeurs marginaux suivent. En 1970, Bukowski laisse tomber le courrier et se bloque derrière sa machine. Il écrit, il boit et il baise. «Un homme doit être soigneux sur la façon dont il mélange l'alcool et le sexe.» Bukowski surveille ce cocktail délicat dans son appartement à 105 dollars par mois de Western Avenue à Hollywood. Et aujourd'hui il a de quoi parvenir à un mélange harmonieux. Du pognon pour la bière et les alcools. Quant aux filles : «Elles préfèrent baiser des poètes plutôt que quoi que ce soit d'autre, même des bergers allemands. Si j'avais su ça plus tôt, j'aurais pas attendu d'avoir 35 ans pour commencer à écrire des poèmes.»
Sur sa sexualité, Bukowski est intarissable. A Esterly, il a confié entre deux gorgées : «Je suis pratiquement de la merde, mais mes jambes sont de la dynamite. Et mes couilles. J'ai des couilles franchement magnifiques. Je déconne pas : si ma queue était proportionnelle à mes couilles, je serais l'un des plus grands étalons de tous les temps. Mais en dehors de mes couilles, l'imagination est un élément clé.» Encore quelques canettes et Bukowski avoue sa découverte récente du cunnilingus. Rien n'est gratuit : «Cela prouve au moins une chose, qu'il n'est jamais trop tard pour un vieil homme qui veut apprendre de nouveaux trucs.»
L'homme qui tient ces aveux cliniques sur le sexe est évidemment un moraliste. Et Bukowski, conteur de la folie ordinaire, travaille dans le dénuement. Récits courts de vingt pages en plus. Style direct. C'est de la poésie et non du roman, selon sa définition : «La poésie en dit long, et c'est vite fait, la prose ne va pas loin et prend du temps.» Donc le poète Bukowski va au plus vite, esquive tout superflu et «tient» malgré tout le lecteur en frôlant le style télégraphique, tel ce début de nouvelle : «J'entends la sonnette. J'ouvre la fenêtre à côté de la porte, il fait nuit. Je demande, qui c'est ?»
Kerouac, et son écriture si spontanée qu'elle méritait d'être dégraissée, est loin. Le poète Bukowski a une expression autonome. Ce n'est ni la Beat Generation vingt ans après. Ni la SF anglaise ou américaine. C'est du Bukowski. Et sûrement pas du «Céline punk» comme le proclame un bandeau apposé sur les Contes de la folie ordinaire parus au Sagittaire. On songe avec douleur à l'élaboration de cette pub. «C'est bon ça, coco. Céline, c'est comme de la langue parlée, et le punk, c'est dans le coup actuellement, les épingles de nourrice, tout ça... ça fait vendre.» Quelle déprime de voir un bon ouvrage, à la traduction inspirée, affligé d'un label aussi fallacieux ! Bukowski devra boire un énorme coup pour oublier ça .